Isabelle Clarke et Daniel Costelle

Entretien avec les réalisateurs Isabelle Clarke et Daniel Costelle

Après Apocalypse Staline, vous aviez envie de raconter la guerre froide ?
Isabelle Clarke : Quand nous travaillons sur une période spécifique, on découvre sans cesse des images. C’est un projet auquel Daniel, qui un enfant de la guerre froide, tenait beaucoup. Lorsque je l’ai rencontré il y a trente ans, il avait déjà envie de la raconter ! Nous avons lancé ce projet en 2009. Mais entre-temps il y en a eu d’autres. Ce qui nous a laissé le temps de rassembler beaucoup d’archives et d’images inédites.

Cette fois, avec La Guerre des mondes, on frôle véritablement l’apocalypse…
Daniel Costelle : Le mot « apocalypse » désigne deux formes de cataclysme et d’horreur : la guerre de 1914 et le personnage de Hitler. Il y a une gradation : l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale est quatre fois supérieure à celle de la Première. Avec Hiroshima, évoqué au début de la série, nous parlons de la période où l’apocalypse peut être définitive pour la planète.


La guerre froide, c’est un système d’équilibre entre deux grandes puissances.
D. C. : C’est l’équilibre de la terreur.
I. C. : La série raconte comment cela nous a préservés de l’apocalypse. On l’explique bien dès le début, avec Hiroshima et Nagasaki, qui étaient destinés à impressionner Staline. 
D. C. : On ne peut plus parler aujourd’hui de l’affrontement de deux blocs, mais d’une agression généralisée du bloc soviétique contre le reste du monde. Le principe était le grignotage : du côté de Berlin, en Corée, en Indochine… Et nous n’avons pas eu le temps de parler de toutes les guerres : en Indonésie, en Malaisie, en Afrique… C’est la notion de conquête communiste.


Que nous racontez-vous ?
D. C. : Nous proposons une nouvelle lecture de la guerre froide, en nous appuyant sur le travail de deux conseillers historiques respectés et inattaquables qui ne sont pas des militants : le commandant Ivan Cadeau, jeune historien de l’armée, et Georges-Henri Soutou, un grand historien. Notre analyse est à la fois suscitée et partagée par eux. Au fond, pour éclairer l’ensemble du projet, la chute du mur du Berlin, que nous célébrons le jour de la diffusion, commence en 1945. L’Union soviétique est alors extrêmement puissante autour de Berlin, et les Alliés ne disposent d’aucun moyen pour l’empêcher d’aller jusqu’à Brest, Gibraltar ou l’Écosse. Le seul moyen de l’en dissuader, c’est la bombe atomique. D’ailleurs, les chancelleries européennes ont vécu l’arrivée du mur de Berlin comme un phénomène de stabilisation, une sorte de victoire paradoxale.
I. C. : Ce que l’on montre aussi, c’est le rôle souterrain de la Chine dans le déclenchement de la guerre du Vietnam, contre l’avis d’Hô Chi Minh et des Russes. Car Mao considère que la coexistence pacifique, la détente voulue par Khrouchtchev dont il n’aura de cesse de vouloir se débarrasser, affaiblit le communisme. 
D. C. : Un exemple de cette relecture avec la fin de la guerre du Vietnam en 1975 : les documents d’archives montrent clairement que c’est une défaite de l’Amérique. En réalité, il s’agit vraiment d’une défaite de l’Empire soviétique, sa dernière, même s’il y a eu un soubresaut avec l’Afghanistan. C’est ce que voulait Mao : saigner les Soviétiques. Ils ont envoyé des quantités astronomiques d’armement, qui vont pourrir dans nos images sur les quais de Haiphong. Plus les Américains faisaient durer la guerre, plus ils affaiblissaient les Russes. Mais pas les Chinois !


Quelles sont pour vous les scènes les plus étonnantes ?
D. C. : Celle où, dans l’épisode 1, Truman s’assied à la place réservée à Staline lors de la conférence de Potsdam.
I. C. : C’est un document formidable, car le plus souvent nos archives sont muettes, et ce document nous arrive sonore ! On est d’un seul coup dans les coulisses de cet événement.
D. C. : Il y a aussi Hô Chi Minh qui embrasse tous les membres du Politburo sur la bouche !
I. C. : Pour moi, c’est Hô Chi Minh dans l’hydravion qui survole la flotte française avec Jean Sainteny, et où l’on voit dans son regard qu’il réalise qu’il est peut-être piégé. Il y a aussi le général Leclerc qu’on voit faire de la voile avec Mady Moreau, une championne de plongeon, sur le lac de Hanoi ! 
D. C. : Dans l’épisode 2, il y a aussi les images du jeune Kim Il-sung en Corée, mais aussi celles, étonnantes, du fils de Mao et celui de Staline.
I. C. : En Indochine, c’était la première fois que je voyais défiler le Viêt-minh avec le portrait de Truman et le drapeau américain en 1945. 
D. C. : Mais ce que l’on ne comprenait pas, c’est que le Viêt-minh n’était pas anticolonialiste mais communiste. Hô Chi Minh est un produit du Komintern. Et c’est un tyran au même titre que Pol Pot ou Staline ! On est sorti maintenant de l’affrontement politique pour le juger sur le plan historique. 


Les images les plus bouleversantes ?
I. C. : Les funérailles de Staline ont été pour moi un choc. Les images de la réforme agraire, les enfants qui accusent leurs parents… Les images de cette mère et sa fille, séparées par le mur de Berlin. L’histoire de l’ange de Diên Biên Phu m’a beaucoup touchée également. Les prostituées indochinoises ont été de véritables anges pour les soldats français.
D. C. : Elles ont toutes ensuite été massacrées par le Viêt-minh, après s’être dévouées pour les blessés. Elles ont été les vraies héroïnes. 
I. C. : Je suis bouleversée aussi de voir ces très jeunes gens partir à la guerre du Vietnam.
D. C. : La férocité inimaginable de Mao Zedong, qui envoie des centaines de milliers d’hommes en Corée se faire tuer par des mitrailleuses américaines… Mais il y a aussi des moments de pure grâce ou de surréalisme, avec le parachutage sur le fleuve Yalu, à la frontière chinoise, des dindes pour Thanksgiving. Et puis tous les films personnels, comme ceux de Rachel et Sarah, le couple américain. On essaie de raconter l’histoire en étant à la place de ceux qui la vivent. 
I. C. : Je dois avouer que les images des mariés du tout début sont celles de mes parents… Comme dit Françoise Giroud : « Il vaut mieux ne rien savoir, et le bonheur s’arrête aux contours des gens qu’on aime. » C’est ce que nous raconte aussi le document d’amateur. 


Comment avez-vous construit chacun de ces six épisodes ?
I. C. : Nous nous sommes focalisés sur les points chauds de la guerre froide : la guerre d’Indochine, du Vietnam et de Corée. Nous avons bâti chaque épisode sur ces trois conflits en les contextualisant. Avec Daniel, nous avons commencé à travailler sur la Seconde Guerre mondiale pour notre fille et la série est destinée aux plus jeunes – nous sommes d’ailleurs dans le livre d’histoire officiel des troisièmes –, d’où notre souci pédagogique constant. Nous ne sommes pas tout seuls, et nous avons une formidable équipe qui nous permet notamment de dérusher les centaines d’heures d’images : un long travail méticuleux de renseignement et d’identification. Pour la musique, nous avons choisi d’ouvrir avec Janis Joplin. C’est un cri d’amour et de détresse, emblématique de tout ce qu’on a fait.

Comment travaillez-vous avec Mathieu Kassovitz ?
I. C. : Il est notre premier public. Quand nous écrivons dans la salle de montage, nous pensons à lui et à sa façon de parler. Au moment de l’enregistrement, il aide à rectifier nos textes. Nous discutons sur l’utilisation d’un mot, la nécessité de le préciser ou de l’ôter, et la manière d’exprimer ou d’éclairer certaines notions.
D. C. : Son talent de comédien et sa modernité lui permettent d’insuffler les émotions au millimètre près ! 


Le travail de colorisation est-il toujours important ?
D. C. : Le mot correct est « remise en couleurs ». Nous ne colorions pas les documents. La couleur démarre avec l’invention du cinéma et les autochromes Lumière, un procédé élitiste et très cher. Donc nous « re »-mettons en couleurs ce qui n’a pas pu être tourné ainsi. C’est une équipe engagée par la production qui est chargée de renseigner le technicien de la couleur : les costumes, l’ambiance, la saison, l’heure de la journée… par des volumes entiers de photos, de dessins. François Montpellier est un génie absolu de l’algorithme et de la vidéo. 
I. C. : Il applique de la matière qui donne un rendu plus proche de la réalité. Mais, dans cette série, il y a beaucoup d’images en couleurs natives. Plus on avance dans le temps, plus la couleur est présente. C’est également un témoignage de l’évolution du support de cinéma.


« Écrire le XXe siècle en images », c’était votre ambition au début d’Apocalypse. En avez-vous terminé ?
D. C. : Nous nous sommes mariés avec l’Histoire pour le meilleur et pour le pire.
I. C. : Nous n’en avons pas fini, c’est ce qui nous anime aussi. Nous continuerons à raconter le XXe siècle, qui est sauvage. Au milieu de cette sauvagerie, nous arrivons à donner un hymne à l’être humain, à la camaraderie, au courage… 
D. C. : … et aussi à la joie de vivre ! Les documents d’amateur qui ont une grande place montrent aussi tout cela : les gens vivent une vie normale, avec leurs joies, leurs soucis… tandis que la planète vit des heures dangereuses. Pour ne pas revivre cette Histoire, il faut être vigilant. Car, dans tous les cas de figure, le pire, c’est la guerre, qui entraîne ruine, misère et horreur… C’est cela qu’on montre dans Apocalypse.

Propos recueillis par Anne-Laure Fournier